Amazon va-t-il sonner le glas de la grande distribution?
Qu’il s’agisse de ses 29,7 milliards d’euros de bénéfice au 1er trimestre 2017 ou de son rachat de Whole Foods pour 12,3 milliards d’euros, en juin, Amazon a, ces dernières mois, provoqué une prise de conscience généralisée du secteur du commerce. Il sait désormais que pour survivre, il doit évoluer.
Même si c’était redouté, cela devait arrivé. Les grands acteurs du e-commerce (Amazon, Alibaba…) ont décidé d’investir le monde du commerce physique, en rachetant des acteurs traditionnels ou en passant des accords avec eux. Ces mouvements majeurs préfigurent un nouveau bouleversement dans ce secteur, qui ne va pas avoir d’autre choix que d’accélérer une mue à peine entamée vers ce que l’on appelle aujourd’hui le « commerce unifié ». Les « retailers » traditionnels vont devoir, à marche forcée, intégrer des services digitaux connectés sensés améliorer l’expérience des consommateurs, sous peine d’afficher prochainement des résultats décevants, voire de connaître le sort malheureux d’un Toys R Us, qui a déposé le bilan cette année. Mais cette menace est aussi pour eux une formidable opportunité.
Avec 8 milliards d’euros de chiffre d’affaires, Amazon est devenu, en 2016, le premier distributeur non alimentaire français devant Leroy Merlin. L’entreprise a réalisé plus de ventes non alimentaires que Leclerc et Carrefour dans leurs hypermarchés. Sans pour autant avoir le moindre magasin physique ! Mais si on replace ces 8 milliards dans un contexte plus large, ils ne représentent, par exemple, que 10 % du chiffre d’affaires total des deux premiers acteurs français que sont Carrefour et Leclerc. L’immense majorité des revenus continue donc bien de se faire off line. Ce qui laisse penser que, même s’ils sont attaqués, les grands de la distribution sont encore relativement protégés. Cet état de fait est pourtant en train de prendre fin (lire aussi la chronique : « Les 3 mutations qui révolutionnent le secteur du commerce et de la distribution« ).
Demain, où irez-vous ?
Le rachat, le 16 juin dernier, par Amazon de l’enseigne de distribution alimentaire Whole Foods pour 12,2 milliards d’euros a marqué une étape, à plusieurs titres. Le géant américain acquiert une enseigne alimentaire, qui plus est spécialisée dans le bio, et fait ainsi son entrée dans la distribution physique. Quel est le rationnel ? Il est double : d’une part le magasin reste encore le lieu où la majorité des achats sont réalisés, si l’on veut croître, cela suppose donc d’intégrer des magasins ; d’autre part la logique du digital (qualité d’exécution du service irréprochable), et les nouveaux services qu’il offre, vont pouvoir s’appliquer au magasin, ce qui sera profitable pour les consommateurs.
Demain, où irez-vous en tant que consommateur ? Vers les magasins avec les meilleurs produits, aux meilleurs prix et qui vous apportent les meilleurs services. C’est exactement l’offre qu’Amazon est en train de construire et l’acquisition de Whole Foods n’est probablement que le premier mouvement du géants du e-commerce vers le magasin physique. D’autant que le e-commerçant s’y prépare depuis un moment avec, par exemple, l’ouverture début décembre 2016 de boutiques dénuées de passage en caisse (Amazon Go), ce qui est rendu possible grâce à l’utilisation de capteurs couplés à des algorithmes d’intelligence artificielle.
Une chute de 5 à 14 %
Cette tendance n’est d’ailleurs pas unique. En Chine, Alibaba est en train d’opérer des mouvements de même nature : été 2016 acquisition, pour 4,6 milliards de dollars de 20 % de Suning (une chaîne de magasins d’électronique) ; février 2017, partenariat stratégique avec Shanghai Bailian (4700 magasins). Ce qui fait dire au directeur général d’Alibaba, Daniel Zhang : « La distinction entre commerce physique et vente en ligne devient obsolète ».
Quelles sont les conséquences pour les grands de la distribution ? Ils se doivent non pas de répondre mais plus fondamentalement d’intégrer cette nouvelle donne. D’ailleurs la Bourse ne s’y est pas trompée le jour du rachat de Whole Foods. Les acteurs américains, de Walmart à SuperValu, en passant par Target ou Costco, ont perdu de 5 à 14 %.
Le magasin reste le maillon central du processus d’achat mais il doit se renouveler dans l’expérience qu’il procure. Celle-ci doit être complémentaire à celle vécue sur Internet. Si on se déplace dans un lieu, on n’attend pas la même expérience, le même service, la même information que devant son écran. Il est donc essentiel pour les grands acteurs du retail de repenser la complémentarité entre les différents canaux de contact et de vente. Cette dimension omnicanal a été très rapidement intégrée par les géants du commerce en Chine. Cela passe, entre autre, par une véritable digitalisation du point de vente pour apporter des services nouveaux attendus par les consommateurs.
Sur tous les fronts
Dans ce contexte, les acteurs traditionnels sont face à plusieurs challenges :
– Prendre conscience des enjeux : tous ne considèrent pas le digital et l’Internet des objets comme faisant désormais partie de leur coeur de business. Tant que le digital est perçu comme un « nice to have » surtout utile à communiquer pour se donner une image moderne, on passe à côté d’un changement stratégique majeur du secteur.
– Faciliter la visite en magasin physique : à la sortie des google glass, certains distributeurs ont tenté de proposer des expériences de visite connectée… Quand la réalité augmentée prendra son essor, c’est inévitablement un volet du retail connecté que les distributeurs devront considérer (lire aussi la chronique : « Comment la 3D et la réalité augmentée bouleversent la distribution« ).
– Imaginer le magasin de demain : dire qu’il n’y a pas eu d’innovations de la part des retailers ces dix dernières années serait faux. Le drive, les caisses où l’on autoscanne les produits sont des vraies nouveautés qui ont amélioré le service. Mais dans de nombreux domaines cela reste encore balbutiant. Les applications, pour les plus avancées, intègrent la carte de fidélité et le « click & collect ». Mais il faut aller beaucoup plus loin pour offrir des services avec une vraie valeur ajoutée perçue par le consommateur. Le digital ne doit pas être un gadget ou un prétexte. Demain avec la réalité virtuelle, le consommateur pourra explorer les allées d’un magasin virtuel, à l’instar des recherches menées en France actuellement par le groupe Rakuten… Avec la réalité augmentée, un individu qui est vegan ou allergique au lactose, saura d’un coup d’œil les produits alimentaires qui lui conviennent, ou comme le préfigure Amazon Go, il n’y aura plus de caisse du tout, donc plus d’attente en caisse non plus. Pour le retailer, cela signifie également imaginer un entrepôt connecté, pour en finir avec les ruptures de stock, qui irritent les clients.
– S’organiser en conséquence : quand Accor, qui dans l’hôtellerie fait à la fois face à Airbnb et Booking, a dû faire sa révolution pilotée par Sébastien Bazin, la quasi-totalité du comité de direction du groupe a changé. Toutes les sociétés n’auront sans doute pas à en passer par là, mais l’urgence des changements à conduire oblige les acteurs et leurs hommes clés à faire des mues profondes et rapides. Avec de nouvelles organisations et de nouveaux process capables d’accompagner les changements attendus. On ne peut pas attendre le même ROI d’un projet standard et d’un autre beaucoup plus innovant.
– Améliorer la personnalisation : car c’est un élément incontournable de l’écosystème IoT. De l’accueil à la promotion personnalisée, du dialogue avec le conseiller qui aura récupéré des données sur vos préférences, du rayon à l’étape d’encaissement, chacun devra vivre une expérience unique en magasin.
– Travailler sur la livraison : raccourcir les délais, géolocaliser le client en mouvement, livrer directement les produits dans le coffre de son véhicule connecté (comme le teste Amazon en Scandinavie)… Il ne faut pas oublier que la livraison et son suivi sont des éléments clés de la fidélisation client.
– Apprendre à fonctionner avec un écosystème digital. Les géants du digital savent repérer et intégrer mieux que quiconque les jeunes pousses. Les principales innovations ne sont plus issues de leur rang mais sont bien le fait de start-up, qu’ils savent ensuite acquérir et faire grandir. Les retailers vont devoir se mettre au diapason. Cela commence par traiter les start-up différemment, par exemple ne pas les faire passer par le service achat comme on le fait pour les grands groupes, c’est accepter de payer à 30 jours, et non à 90 ou à 120 jours comme pour les autres prestataires, c’est payer le bon prix en ayant bien conscience que l’innovation n’est pas gratuite… Et nous ne parlons pas d’incubateurs, d’accélérateurs ou de fonds corporate, qui sont des instruments utiles mais si souvent utilisés à des seules fins de communication et non de réel business.
En définitive, les grands gagnants seront les consommateurs qui vont voir la qualité de leur expérience client croître fortement dans les mois et les années à venir. Grâce au smart retail, ils vont en avoir plus pour le même prix. Quant aux acteurs historiques du retail, cette montée de l’intensité concurrentielle est certes une menace mais c’est pour eux aussi une chance car ceux qui sauront se transformer en profondeur auront la capacité de vendre plus de services à plus de consommateurs, les millennials en premier lieu.
La hausse du e-commerce en France se poursuit avec une croissance à deux chiffres (source Fevad).