Pour impliquer les salariés, il faut réfléchir à un nouveau modèle.

L’engagement, ou envie d’entreprendre, est une décision personnelle et volontaire qui englobe les dimensions comportementale, affective et cognitive. Elle se traduit par de l’audace, de la créativité, de l’acquisition et du partage de connaissances, et apporte loyauté et plaisir. Dans un contexte d’évolution permanente des usages, de bouleversements des marchés et de ruptures technologiques majeures, et à l’aube de l’adoption massive de l’IA, il est de la responsabilité de l’entreprise de redonner du sens au travail, d’ouvrir la porte de l’autonomie aux collaborateurs pour imaginer collectivement de nouveaux modes d’organisation et de nouvelles méthodes de travail favorables à un engagement réel, durable et réciproque. Ignorer cette démarche conduirait l’entreprise à « plomber » son efficience et sa compétitivité, mais aussi son attractivité, et fatalement se retrouver dans l’incapacité de recruter de nouveaux talents !

La crise de l’engagement est tangible. Le sujet est devenu anxiogène pour les organisations. Et pour cause : les constats chiffrés sont alarmants. Selon une étude de novembre 2017 de l’Institut Gallup, en France, seuls 6% des salariés se disent engagés (ils sont hautement impliqués et enthousiastes dans leurs fonctions et sur leur lieu de travail, ils sont sources de performance, d’innovation et font avancer l’entreprise) ; 69% affirment faire leur travail sans engagement (ils sont psychologiquement détachés de leur travail et de leur entreprise ; comme leur besoin d’engagement n’est pas satisfait, ils investissent du temps – mais pas d’énergie ni de passion – dans leur travail), quand 25% évoquent une vision négative de leur entreprise et se disent même susceptibles d’agir contre ses intérêts car ils ne sont pas seulement malheureux au travail, ils sont frustrés que leurs besoins ne soient pas satisfaits et ils véhiculent leur démotivation. Tous les jours, ces salariés sapent les accomplissements de leurs collègues engagés.

Dans une entreprise française de 1000 personnes, 60 salariés seraient donc engagés et 940 peu engagés, voire activement désengagés. Si ces 940 personnes travaillent à seulement 80% de leur potentiel, cela signifierait 188 emplois à temps plein perdus. Ce sont des hypothèses. Et pour être plus précis dans la démarche, il faudrait également estimer les coûts de turnover ou d’absentéisme.

Face à un tel constat, les DRH se questionnent : par où commencer pour lutter contre le fléau du désengagement ? Car l’apathie procrastinatrice des salariés qui ont pris la décision de partir, mais lèvent le pied en repoussant l’échéance à plus tard effraie bien plus que les départs effectifs, que l’entreprise a appris à gérer.

Mais approche-t-on seulement le problème sous l’angle adéquat ? L’objectif visé est-il bien posé au regard d’un environnement en complète mutation ? La question n’est pas nouvelle. Dès 1991, le modèle du Dr. Natalie J. Allen et du Dr. John P. Meyer, tous deux professeurs d’université, auteur et chercheurs, propose d’analyser l’engagement sous trois prismes :

– un engagement moral, dit normatif : « Mon entreprise a pris un risque, elle m’a donné ma chance alors que je n’avais aucune expérience, je lui dois ce que je suis devenu aujourd’hui. » Allant dans ce sens, un juriste en propriété intellectuelle confiait dernièrement que son premier manager l’avait fait grandir en prenant du temps pour développer ses compétences et que depuis, il s’était fait la promesse de faire de même avec les jeunes qui lui seraient confiés, dès qu’une occasion se présentait.

– un engagement émotionnel, dit affectif : « Mon entreprise est une deuxième famille, mes collègues sont un appui constant, j’ai de l’admiration pour mon manager et c’est un choix de cœur que de travailler avec eux ».

– et enfin, un engagement calculé, dit de continuation, lié aux avantages acquis dans l’entreprise : « Ma vie serait bouleversée si je démissionnais maintenant. Dans l’état actuel du marché, je ne sais pas ce que je trouverais ailleurs. Ici au moins, j’ai fait ma place, je connais les codes et je suis respecté. » Dans ce cas, l’engagement au service de la société est bien réel, mais il repose sur une émotion négative, apparentée aux peurs du salarié.

Or, selon les deux chercheurs, si les deux premiers schémas d’engagement sont vertueux, ce troisième ne génère pas de bien-être.

Question de loyauté

Mais ces schémas d’engagement, références des instruments de mesure actuels, sont-ils adaptés à nos enjeux à venir et à la psychologie sociale des nouveaux entrants sur le marché du travail ?

Ces analyses sont bâties sur une vision de l’engagement définie au siècle dernier et qui en porte les stigmates. L’engagement s’entend ici au travers de la loyauté à la direction d’entreprise et de l’alignement à la stratégie proposée. Cette stratégie est souvent peu connue des salariés. Et il arrive de plus en plus fréquemment que les comités de direction cessent de s’adonner à l’exercice auparavant classique du plan stratégique, compte-tenu des difficultés de visibilité dans un environnement extrêmement imprévisible. Ces mesures intègrent également le projet qu’aurait le salarié de quitter son entreprise à plus ou moins court terme ou encore sa parole positive vis-à-vis de son organisation. Mais pourquoi ne pourrait-on pas être engagé vis-à-vis de son employeur tout en projetant de le quitter ?

L’idée d’engagement se détache ici de celle de motivation, qui fait écho à une mise en mouvement personnelle. Le salarié peut être motivé par son activité sans pour autant ressentir un attachement à la structure qui l’emploie. Qu’il mette son expertise ou sa technicité au service d’une marque ou d’une autre, ce serait alors identique pour lui. Mais pourquoi le rôle de l’entreprise ne serait-il pas de développer les seules motivations ? Elle miserait alors sur les moteurs de chacun, et non plus le lien de gageure qui la relie à chaque collaborateur. Chaque organisation aurait ainsi pour défi de garantir l’employabilité dans un environnement bientôt peuplé d’humanoïdes apprenants qui auront eux complètement évacué cette question humaine de l’engagement.

Reconsidérer le lien

Pour faire vivre l’engagement sous un angle nouveau, revenons à l’étymologie du mot, qui en apporte déjà les premières limites. Au 12e siècle, l’engagement symbolisait l’idée de mettre en gage, de lier par un contrat. Puis, le terme a évolué en lien avec un vocabulaire militaire au travers de l’engagement au combat. S’engager, c’est alors entrer dans un espace étroit, être tenu, lié. Un engagement qui prend fin est associé à une liberté retrouvé. N’est-ce pas ce que l’on certifie lorsqu’on signe un contrat mentionnant que l’on est « libre » de tout engagement ?

L’engagement demande à être réinventé à la lumière de nos environnements en mutation. Son évolution doit suivre celle des nouvelles organisations du travail, flexibles, matricielles, ouvertes. En effet, comment l’engagement peut-il être un lien entre le collaborateur et son entreprise, si ce lien est susceptible un tant soit peu d’entraver une liberté ? Cette vision de l’attache mise en avant dans toutes les définitions de l’engagement semble délicate à maintenir dans un univers globalisé, instantané et concurrentiel, qui cherche à ouvrir davantage qu’à refermer. Comment dès lors prendre réellement le temps de la construction d’un lien aussi complexe, qui en outre doit forcément être bilatéral pour prendre son sens ?

De nombreuses initiatives vont partiellement en ce sens, pour réinventer les organisations et reconsidérer le lien qui unit les parties-prenantes du projet. Un lien qui dans son acception classique a atteint sa limite après avoir été repensé sans être pour autant réinventé. Chaque modèle, tout responsabilisant qu’il soit, trouve ses limites. Le modèle cible sera hybride, sans nul doute. Cela suppose de casser les codes, de changer de référentiel et de système de croyance. La phrase d’Einstein qui affirme qu’on ne peut résoudre un problème que depuis le niveau de conscience qui l’a créé prend ici tout son sens.

Buurtzorg, la première entreprise des Pays-Bas dans le secteur des soins, fondée en 2006, qui compte aujourd’hui 7000 collaborateurs et dont l’objectif est de répondre aux défis du vieillissement en permettant de vivre plus longtemps à son domicile, se distingue dans le paysage des soins hollandais. Son modèle favorise la transparence des indicateurs, le travail en équipe, la responsabilisation de chaque infirmière, en miroir à l’autonomie recherchée pour les patients. Le concept de symétrie des attentions prend tout son sens : pour favoriser la qualité de la relation entre le soignant et le soigné, c’est en premier lieu la relation humaine entre le salarié et l’organisation qui est travaillée. L’approche relationnelle est holistique, comme celle du soin veut l’être. Le but de chaque infirmière est de devenir inutile au patient.

Dans un autre registre, Zappos (entreprise de vente de chaussures en ligne, de 1500 salariés) propose aux nouveaux embauchés 3000 dollars s’ils décident de démissionner durant leur période d’essai. Moins de 2% des nouvelles recrues saisissent cette opportunité, et plus ce pourcentage baisse, plus Zappos augmente la somme. Un encouragement à questionner le lien qui les unit à l’entreprise.

Les anciens critères de perception de l’engagement demandent donc à être repensés, au regard des attentes des nouveaux venus sur le marché du travail, mais également en résonance avec une conjoncture très incertaine et l’arrivée de l’intelligence artificielle dans nos sphères de travail. Les éléments de mesure qui existent aujourd’hui font encore écho à un espace étriqué, dans lequel le salarié serait attaché. L’engagement devrait pouvoir rimer avec audace, imagination ou envie d’entreprendre. Car finalement ce sont les notions de plaisir et d’envie qui sont les grandes absentes de nos environnements de travail, quand bien même elles sont au cœur de la problématique.

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