Pourquoi le travail passera, dans le futur, par de nouvelles formes de gouvernance

L’univers du travail est en pleine mutation. Certains modèles, comme l’holacratie et la sociocratie, ont déjà posé d’importants jalons.

Quel est le point commun entre Auguste Comte, les gilets jaunes et Michelin ? Un goût prononcé pour les nouvelles formes de gouvernance : plus partagées, plus souples et plus inclusives. Et pour cause, bien plus qu’une mode ou un débat d’expert, il semble bien que ces nouvelles façons de s’organiser constituent une lame de fond à laquelle il sera difficile d’échapper. Horizontalité, démocratie directe, sociocratie ou holacratie sont les multiples visages d’une même révolution. Aujourd’hui, plus grand monde ne semble douter du bien fondé de ces transformations. Alors que les entreprises ont gagné en taille et en complexité, jusqu’à devenir pour certaines des colosses de dizaines de milliers d’employés présentes sur tous les continents et aux activités innombrables, il est devenu évident que le modèle orthodoxe, avec gouvernance pyramidale et verticale, séparation des fonctions support et exécutive, ne permet plus d’être suffisamment réactif, souple et proche du terrain.

Comment alors être capable de fournir à ces entreprises, mais plus largement à n’importe quel groupe de personnes quelle que soit leur taille, depuis la famille jusqu’au pays, les promesses d’une adaptation renouvelée à leur environnement et au monde foisonnant et imprévisible qui les entoure ? Comment faire en sorte que les salariés, ou toute partie prenante, soient impliqués et se retrouvent en adéquation avec le projet porté par le groupe (alors même que 85% des employés dans le monde se disent désengagés par rapport à leur travail, selon l’institut de sondage Gallup).

Les réflexions sur le sujet ne sont pas nouvelles et remontent pour certaines aussi loin que le début du 20e siècle. Le philosophe Auguste Comte fut le premier à employer le terme « sociocratie » en 1851 dans ses ouvrages. A l’exception de quelques pionniers, il a ensuite fallu attendre que le taylorisme et l’organisation traditionnelle et hiérarchique du management atteigne ses limites pour que le besoin d’imaginer et d’appliquer de nouvelles formes d’organisation s’impose à tous.

Pour bien comprendre les origines de ces nouvelles formes de gouvernance, il faut remonter au milieu du 20e siècle et à l’émergence de la pensée « systémique ». Portée aussi bien par des biologistes, des psychiatres ou des sociologues, elle est peut-être la révolution originelle. L’idée ? Se défaire de la vision cartésienne, alors hégémonique, qui consiste à appréhender une organisation en étudiant séparément tous les éléments qui la composent. Insuffisante pour de nombreux intellectuels qui voient dans le groupe une entité distincte, soumise à ses propres règles et ses propres logiques. Une entité qui ne saurait en aucun cas être réduite à une pure addition d’éléments.

Faire confiance à la liberté

C’est véritablement dans les années 1970 que cette pensée trouve sa première traduction dans le management moderne, notamment avec les travaux de l’ingénieur néerlandais Gerard Endenburg. Reprenant le business familial d’électrotechnique, il planche rapidement à l’élaboration d’une nouvelle forme de gouvernance qui mettrait fin aux principaux défauts qu’il constate dans ses équipes : compétition et guerre d’ego. En s’inspirant notamment des travaux de Kees Boeke, un éducateur réformiste, de la cybernétique ou d’Ilya Prigogine (prix Nobel de chimie en 1977) sur les mécanismes d’auto organisation des êtres vivants, il devient le père fondateur de la sociocratie moderne. Son coup de génie ? Faire confiance à la liberté, l’autonomie et la coresponsabilisation des acteurs. Parier sur l’intelligence collective qui caractérise à ses yeux le vivant. Concrètement, sa méthodologie repose sur 4 règles d’or :

– La prise de décision par consentement est certainement le cœur battant de cette nouvelle façon de penser la gouvernance. Aucune décision ne peut être prise tant que des objections ou des réticences existent. A coup de discussions et d’échanges, le groupe doit travailler ensemble à construire un consensus. Ce principe est fondateur mais pas absolu, le consentement peut aussi permettre au groupe d’opter ponctuellement pour un autre mode de gouvernance, si aucune objection ne l’empêche.

– Le cercle: il est pensé comme la structure de décision. Les activités de l’entreprise sont divisées en unités de travail, dont chacune correspond à un rôle. Chaque employé se voit attribuer plusieurs de ces rôles, selon ses compétences, son expertise et sa charge de travail. Enfin, les rôles aux tâches similaires sont regroupés en cercles – qui correspondent parfois à des équipes traditionnelles : marketing, comptabilité, etc.
Chaque cercle fonctionne comme une entité autonome, à la fois comme un tout et comme une partie d’un tout (c’est le sens étymologique de holos, tandis que kratos signifie pouvoir). La coordination de ces entités nécessite donc l’existence de règles de fonctionnement suffisamment efficaces pour prévenir toute friction. C’est tout le principe de l’holacratie : établir un cadre précis dans lequel toute la créativité des salariés peut s’exprimer librement.
Cette agrégation est soumise à une condition essentielle : la certitude que toutes ces équipes travaillent ensemble pour atteindre un but commun. En holacratie, la définition, l’adoption et l’intégration de la vision stratégique à long terme d’une entreprise est une responsabilité pour tous les membres de l’entreprise. Ce n’est plus le privilège d’un couple de gestionnaires.

– C’est la méthode du double lien qui permet d’assurer l’interconnexion équitable entre les cercles et les différents niveaux de structure de décision. Chaque cercle reste en effet connecté au cercle supérieur grâce à deux personnes, l’une élue par le cercle inférieur pour le représenter, l’autre désignée par le cercle supérieur. Ces deux personnes font partie intégrante des deux cercles et participent à ce titre au processus de décision de chacun.

– Dernier principe et pas des moindres : lélection sans candidat. Lorsqu’il faut choisir quelqu’un pour un poste, plutôt que de voter pour un candidat, pourquoi ne pas en discuter ouvertement, en l’absence de tout candidat, et nommer de manière collective et consensuelle la personne qui semble la mieux placée.

Plus qu’une formule magique, on comprend bien que la sociocratie est avant tout une méthode, et qu’elle peut, à ce titre, être déployée dans tous types de structures. Elle a du reste bousculé le management moderne en ambitionnant de réconcilier décision et exécution, de raccourcir au maximum la chaîne de décision et de remettre l’employé au cœur de son activité.

Une déconstruction du leadership

Apparue dans les années 2000, l’holacratie est, en quelque sorte, la petite sœur de la sociocratie et repose sur des principes similaires (prise de décision par consentement, cercle, double lien et élection sans candidat). On doit la notion à l’entrepreneur Brian Robertson qui, au moment de lancer son entreprise (Ternary Software) en 2001, réfléchit à la meilleure manière de l’organiser. L’apport principal réside peut-être dans l’idée de découper les activités de l’entreprise en différents cercles – eux-même constitués de rôles – redevables entre eux et contribuant avec un maximum d’autonomie à la raison d’être de l’organisation. Dès lors le salarié peut occuper plusieurs rôles, selon ses compétences, ses envies ou simplement son temps libre. On retrouve ici l’influence du flexwork et de l’agile qui imprègnent considérablement la pensée holocratique. Ici encore, le résultat est une déconstruction du leadership pour le distribuer à toutes les parties prenantes, bref, l’horizontaliser. Brian Robertson a été jusqu’à publier une constitution de l’holacratie en 2011, lui valant quelques critiques chez les sociocrates pur jus.

Mais alors, holacratie et sociocratie sont-elles vraiment la révolution attendue ? En tous cas des entreprises de toute taille et de tout secteur commencent à se laisser séduire, expérimentent dans certaines divisions ou mettent en œuvre, à l’image d’Engie, de Renault, de BOL.com (l’Amazon néerlandais) ou encore de la banque russe Tochka. Mais l’exemple le plus emblématique demeure certainement Zappos, mastodonte de la vente de chaussures en ligne. Le patron Tony Hsieh a fait le pari de l’holacratie : la hiérarchie y été mise au placard en 2015, laissant la place à des centaines de cercles de décision, mais aussi au départ de 30% des employés, dont pas mal de cadres, qui ne se retrouvaient pas vraiment dans ces nouvelles méthodes. Et pour de bon ? Hélas non, l’entreprise a finalement adapté la méthode l’année dernière tout en gardant, a priori, les principes fondateurs.

Depuis que les termes sont à la mode, que des groupes et des entreprises tentent l’aventure, le rêve de révolution a aussi laissé place à de nombreuses critiques. D’aucuns reprochent à l’holacratie de seulement remplacer une bureaucratie par un système si rigide qu’il en devient une nouvelle forme de bureaucratie après un temps. L’insécurité dans laquelle ces nouvelles méthodes peuvent plonger les salariés est aussi critiquée.

Réconcilier enfin croissance et bien commun

Le temps semble à l’adaptation pragmatique des méthodologies au contexte et à la maturité des organisations ; une montée en puissance des principes forts de la distribution de l’autorité et de la responsabilité, en ligne avec la raison d’être, sans l’orthodoxie quasi religieuse de la méthodologie et de sa constitution. Quoi qu’il en soit, sociocratie comme holacratie, quel que soit leur avenir proche, ont assurément posé des jalons importants vers ce que sera l’entreprise de demain. Les formes de gouvernance et d’organisation, en profondes mutations, ne font que commencer leur mue.

Le futur du travail cherchera donc probablement à réconcilier croissance et bien commun, engagement des collaborateurs et expression d’une puissante intelligence collective. Ceci dans des hiérarchies plus plates, à l’autorité largement distribuée et aux processus de prise de décision réinventés ; des hiérarchies de cercles (ex : marketing, développement produit), eux-mêmes constitués de rôles (ex : responsable produit, développeur mobile), animés par des talents potentiellement variés. Des organisations d’une efficacité inédite sont ainsi amenées à disrupter positivement des modèles économiques aujourd’hui souvent dépourvus de sens social, sociétal ou environnemental. D’après une étude de l’ISEOR (Institut de socio-économie des entreprises et des organisations fondé par Henri Savall, professeur émérite à l’université Lyon III Jean Moulin), le désengagement des salariés coûte selon les types et les tailles de structure entre 20 000 et 70 000 euros par an et par salarié.

Yan Laurent, le directeur général du Novotel Paris Cœur d’Orly, a fait le choix d’un management disruptif pour gérer les 163 chambres de l’hôtel, après avoir vécu 20 années de frustrations et de conflits dans différents établissements. L’holarchie (hiérarchie de cercles) mise en place a permis de redéfinir les rôles et de passer de 7 à 12 strates hiérarchiques dans un hôtel classique à 3 au Novotel Cœur d’Orly. La description collective des rôles a permis de redéfinir la fonctionnalité des postes : suppression, par exemple, des postes de chef-cuisinier ou chef-réceptionniste et apparition des rôles d’expert en organisation et optimisation de l’hôtel, d’agitateur de papilles (en cuisine), de préparateur de sommeil (anciennement femme ou homme de chambre) ou divergent… Le divergent étant une personne qui n’appartient à aucun métier spécifiquement hôtelier. Et les performances sont au rendez-vous : « En 2018, nous avons fait presque un million d’euros de plus que le budget prévu, sur un hôtel de 163 chambres, ce qui est exceptionnel », observe Yan Laurent, le directeur de l’hôtel.

« Avant j’appliquais des consignes, maintenant je cherche des solutions »

Même si son organisation ne s’appuie pas précisément sur une théorie telle que l’holacratie ou la sociocratie, Pascal Demurger, directeur général de la Maif, exprime clairement dans son dernier livre, « L’entreprise du XXIème siècle sera politique ou ne sera plus », le fait que « le management par la confiance ne permet pas seulement de créer une dynamique dans l’entreprise, il augmente aussi l’intelligence collective. Faire confiance, c’est accepter de lâcher prise, de déléguer, de faire jouer un principe de subsidiarité pour que les décisions soient prises au niveau le plus décentralisé possible. Considérer que la hiérarchie a le monopole de la décision pertinente est une source majeure d’inefficience. » Un gestionnaire de la Maif le confirme et se félicite de pouvoir échapper aux scripts traditionnels que l’on trouve chez les concurrents de l’assurance : « Avant j’appliquais des consignes, maintenant je cherche des solutions ». Résultat, la Maif affiche un taux d’attrition près de sept fois inférieur à la concurrence.

La puissance collective des entreprises de nouvelle génération a vocation à s’exprimer bien au-delà de ses seuls salariés, en entraînant dans son projet tout un écosystème de contributeurs spécifiques, freelance, partenaires, ambassadeurs de la marque. Reste à anticiper la question de la fracture des talents, dans un monde du travail qui s’annonce très adapté aux profils autonomes et entrepreneuriaux, peut-être moins aux autres.

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