Quand les étudiants inventent le chantage à l’écologie
CHRONIQUE. Je ne viendrai pas travailler chez vous si vous tournez le dos à l’écologie. Tel est le message lancé par plus de 24.000 étudiants dans un manifeste d’un nouveau genre. Les entreprises ne pourront pas l’ignorer. Ou devront se résoudre à ne plus attirer de talents.
C’est une toute petite pétition. Le « Manifeste écologique » ne compte pour l’instant que 24.000 signataires. Une goutte d’eau à côté du quasi-million rassemblé autour du célèbre slogan « Pour une baisse des prix des carburants à la pompe », ou des 685.000 emmenés par l’actrice Muriel Robin sur le thème « Sauvons celles qui sont encore vivantes » ou des 317.000 « Pour l’interdiction des dispositifs anti-SDF inhumains et inacceptables » (chiffres arrondis du 26 novembre 2018 au matin).
Un levier puissant
En réalité, c’est un « signal faible », comme disent les experts en marketing. Un indice apparemment anodin, qui devra provoquer ou accélérer des changements stratégiques. Et ce pour deux raisons. D’abord, le texte concerne une petite fraction de la population mais une fraction importante pour l’avenir : celle qui fait des études supérieures. Né dans de grandes écoles scientifiques fin septembre 2018, le texte s’appelle en réalité le « Manifeste étudiant pour un réveil écologique ». 24.000 individus ici, ça fait déjà une petite foule.
Ensuite, les signataires ne se contenteront pas de signer. Ils veulent aussi agir, avec un levier qui pourrait se révéler puissant : ils n’iront pas travailler dans des entreprises qui se moquent de l’écologie. « A quoi cela rime-t-il de se déplacer à vélo, quand on travaille par ailleurs pour une entreprise dont l’activité contribue à l’accélération du changement climatique ou de l’épuisement des ressources ? »
Il est bien sûr facile de ricaner. Parmi les étudiants qui ont paraphé le manifeste se trouve peut-être la future équipe dirigeante du pétrolier Total ou le successeur de Daniel Kretínský , le tycoon tchèque qui a fait fortune en achetant des centrales à charbon et qui tente de se blanchir en achetant des médias. Mais c’est sans doute trop facile et surtout imprudent. Car le manifeste s’inscrit dans un mouvement de fond.
Changement radical de trajectoire
Que réclament donc ces étudiants ? Ils partent d’un constat : « Nos systèmes économiques n’ont toujours pas intégré la finitude des ressources ni l’irréversibilité de certaines dégradations écologiques ; ils ignorent jusqu’à leur propre fragilité face aux dérèglements environnementaux et au creusement des inégalités. » Convaincus « qu’un changement radical de trajectoire est aujourd’hui l’option qui nous offre les perspectives d’avenir les plus épanouissantes », ils entendent « placer la transition écologique au coeur de notre projet de société ».
A leurs yeux, « les entreprises doivent accepter de placer les logiques écologiques au coeur de leur organisation et de leurs activités ». Et tant pis pour celles qui refuseront : « Nous souhaitons profiter de la marge d’action dont nous bénéficions en tant qu’étudiants en nous tournant vers les employeurs que nous estimerons en accord avec nos revendications. »
D’étranges questions
Ailleurs aussi, les étudiants veulent regarder de plus près où ils vont mettre les pieds. Aux Etats-Unis, ils se posent de plus en plus de questions sur les géants du Net. « Je ne veux pas vraiment travailler pour Facebook » , titrait récemment le « New York Times ». Dans l’article , la journaliste Nellie Bowles racontait la méfiance des étudiants en informatique de la prestigieuse université de Californie à Berkeley, malgré les 140.000 dollars proposés à l’embauche par la maison Zuckerberg. En cause : les atteintes à la vie privée, les infox (fake news), l’obsession à vendre de la publicité derrière un discours Bisounours. Dans la Silicon Valley, les jeunes candidats posent désormais d’étranges questions aux recruteurs, du genre : « Comment j’évite de travailler sur un projet avec lequel je suis en désaccord ? »
L’exigence croissante des étudiants est d’autant plus frappante qu’elle vient de ceux qui suivent des cursus scientifiques, pourtant réputés moins propices à la contestation que les formations en sciences humaines. On leur demande sans cesse de la logique et de la cohérence, ils en veulent dans le monde où ils vont entrer. Les maths, la physique et la chimie amènent aussi à se poser des questions sur l’avenir de la planète. A l’Ecole polytechnique, où près de 600 jeunes ont signé le manifeste, le développement durable est pris très au sérieux. Son nouveau directeur, Eric Labaye, veut en faire un objectif stratégique pour l’école.
Dans des grandes entreprises où la chasse aux talents est devenue la priorité absolue, il serait périlleux de ne pas entendre ces messages et ces exigences. C’est déjà le pont aux ânes des recruteurs : la jeune génération réclame du sens, de la cohérence, de l’éthique. Elle se laissera de moins en moins séduire par une signature d’entreprise glorieuse cachant une réalité moins reluisante.
Définir sa raison d’être
Les firmes peuvent répondre à cette exigence de plusieurs manières. Certaines ont des leaders charismatiques incarnant des valeurs fortes. Comme Emmanuel Faber, le patron de Danone, dont le discours humaniste prononcé il y a deux ans à HEC a été regardé plus d’un million de fois sur YouTube. Ou, dans un autre genre, Paul Polman, le patron du géant anglo-néerlandais des biens de grande consommation Unilever, obsédé par le développement durable (« sustainability »). Encore faut-il que le management suive.
D’autres firmes vont avoir une belle occasion de s’affirmer sur ce terrain en définissant leur « raison d’être » pour l’intégrer dans leurs statuts, une voie bientôt ouverte par la loi Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises). Même des patrons réticents pourraient s’y résoudre. Ne serait-ce que pour garder une chance d’attirer les meilleurs de demain.
Jean-Marc Vittori