Le nouvel ordre économique

L’entreprise et la société seraient-elles prêtes à se réconcilier ?

Ces vingt dernières années, la globalisation et l’émergence de nouveaux acteurs économiques sur la scène internationale, la succession des crises économiques et financières, ainsi que l’accélération des transformations technologiques ont mis les entreprises et leurs dirigeants sous pression et ont totalement recomposé l’économie tout comme la physionomie même de l’entreprise. On oublie toutefois souvent que la mutation la plus importante est liée à l’influence réciproque entre l’entreprise et la société.

Le tribunal de l’opinion

Il y a vingt ans, les épisodes du benzène dans les bulles de Perrier, du naufrage de l’Erika, du poulet à la dioxine ou des canettes de soda contaminées inauguraient un véritable « tribunal de l’opinion ». On découvrait alors que l’opinion publique disposait d’un pouvoir colossal sur la vie des entreprises. Elle disposait en effet des capacités pour faire pression sur leur image de marque en boycottant leurs produits, en interpelant les pouvoirs publics pour voter des lois à leur encontre ou même en faisant intervenir la justice.

C’est comme si les citoyens avaient pris conscience, avec la complicité des journalistes, de l’emprise des entreprises et des marques sur leur vie, et qu’ils décidaient de les mettre sous contrôle. De leur côté, les comités exécutifs des entreprises découvraient que la réputation était un capital immatériel essentiel à la création de valeur à long terme.

L’ère de la défiance

Depuis, la défiance s’est installée et l’acceptabilité sociale des entreprises et des marques est désormais prise très au sérieux. Pris en étau entre des médias devenus sociaux et la pression de la société civile et des pouvoirs publics, le monde économique se ressaisit. Au tournant des années 2010, alors qu’on assiste à une prise de conscience de la menace que fait peser le réchauffement climatique sur la planète, les entreprises se rendent compte que leur comportement est un élément de leur attractivité, de leur respectabilité et… de leur pérennité (lire aussi l’article : « Etre résilient dans un monde qui se réchauffe »).

On parle alors de responsabilité sociétale des entreprises et de développement durable. Les grandes entreprises lancent des programmes de transformation qui visent d’abord à compenser et à réparer les effets néfastes de leur activités. Progressivement, ils visent ensuite à améliorer leurs modèles. La route est encore longue, les tentatives de « social washing » ou de « green washing » existent, mais elles sont durement sanctionnées par une opinion ultraréactive qui ne laisse plus rien passer. Désormais, le public reprend lentement confiance dans l’entreprise et fait même de l’entrepreneur un nouveau héros des temps modernes.

Le devoir d’influence positive

Les voix de certains économistes, comme Michael Porter, Joseph Stiglitz, Aaron Hurst ou Thomas Piketty, ont pointé ces dernières années les effets d’un capitalisme hors de contrôle et en perte complète de sens (lire aussi la chronique : « Pour un capitalisme à visage humain »).

Naturellement, certains grands patrons montrent la voie : Paul Polman, le patron visionnaire d’Unilever a, il y a quelques années, lancé son groupe dans la révolution du « purpose », démontrant que les grandes entreprises ont un devoir d’influence positive sur le monde. Emmanuel Faber, P-DG de Danone, est en train de renouveler l’idéal d’une entreprise responsable et utile à la société, initié par le fondateur de la société, Antoine Riboud. Désormais, c’est BlackRock, le puissant et redouté fonds d’investissement, et son patron emblématique, Larry Fink, qui rappellent les entreprises à l’ordre à propos de leur empreinte sociale.

Le label B Corp, incarné par des entreprises à but citoyen comme Kickstarter aux Etats-Unis, est prolongé en France par le statut d’entreprise à mission. Les initiatives, les propositions et les débats se multiplient. Le rapport « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », produit par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard, prépare la future loi Pacte qui devrait annoncer des mesures pour repenser sa place dans la société et faciliter les initiatives citoyennes.

Le cercle vertueux de l’engagement

Les initiatives en faveur d’une entreprise réhabilitée se développent au point qu’on en appelle parfois à une entreprise plus dévouée, plus bienfaisante et même plus charitable. Mais ne nous y trompons pas, une entreprise est, et restera, un projet économique tourné vers le profit et la performance. Et rien ne pourra l’en détourner. Inutile donc de lui demander d’être généreuse, sauf si l’on cherche seulement à lui faire expier ses fautes.

Le véritable objectif est plus intéressant : recréer les bases d’une économie vertueuse et altruiste. Il s’agit de commencer par convaincre les dirigeants et les actionnaires des entreprises qu’il est non seulement possible de réconcilier l’entreprise avec la société, mais que son engagement sociétal et environnemental est certainement l’une des clés de sa performance. Pourquoi ? Parce qu’une entreprise qui a une empreinte sociétale positive est une entreprise qui a du sens. Et une entreprise qui a du sens est une entreprise qui crée de l’engagement en retour : motivation et productivité des collaborateurs, attraction des meilleurs talents du marché, confiance des pouvoirs publics, plus grande bienveillance des médias, prescription de fans et d’influenceurs, et afflux de clients. C’est le cercle vertueux de l’engagement.

La génération « purpose »

Une nouvelle génération de leaders est en train d’émerger. Ils travaillent dans de grandes entreprises, ont entre 30 et 45 ans. Certains sont entrepreneurs, nombreux sont « intrapreneurs » dans l’âme. Ils sont tantôt en charge de l’innovation, des ressources humaines, du marketing, de la communication, de la RSE, etc. Et tous sont confrontés aux mêmes problématiques de transformation culturelle de l’entreprise et se posent la même question : celle du sens.

Pas question pour eux d’en finir avec l’entreprise. Ils veulent la repenser. Pas question non plus de briser le capitalisme. Ils veulent le réinventer. Mais pas question non plus de renoncer à un nouvel idéal, où l’entreprise n’est pas l’adversaire de la société mais est, au contraire, une ressource pour elle.

Ce sont eux qui, aujourd’hui, font bouger les lignes. Certains sont parfois reconnus, apparaissant dans divers palmarès, mais la plupart sont hors des radars. Ils agissent dans l’ombre de leurs dirigeants et se nourrissent du foisonnement d’une société civile qui, portée par la fameuse génération Y, n’a jamais été aussi créative, dynamique et entreprenante.

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