« Le rythme de mise en œuvre du numérique dans les entreprises est trop lent et cela m’inquiète », Bruno Mettling

Ex DRH d’Orange devenu PDG d’Orange Afrique, Bruno Mettling est aussi l’auteur d’un rapport « Transformation numérique et vie au travail ». Remis il y a deux ans, ce dernier comptait plusieurs dizaines de propositions – notamment la négociation sur le droit à la déconnexion. Il revient pour L’Usine Digitale sur l’application de ces mesures. Il regrette un certain retard dans la mise en oeuvre des préconisations de la part des entreprises.

 

L’Usine Digitale : Cela fait un peu plus de deux ans maintenant que vous avez remis au gouvernement d’alors un rapport sur le numérique et le travail. Où en est-on selon vous de l’application ? 

Bruno Mettling : Pour tout vous dire, je trouve que le rythme de mise en œuvre dans les entreprises est globalement trop lent et cela m’inquiète. Réussir la transformation digitale suppose un certain nombre d’équilibres : en matière de conditions de travail entre les opportunités offertes par les nouvelles formes de travail et les risques induits par cette transformation, entre les parties prenantes de l’entreprise avec les clients qui bénéficient notamment de l’accès aux services de nouvelles fonctionnalités, et entre les entreprises qui réalisent des gains de productivité significatifs et les salariés qui doivent trouver des contreparties à leurs efforts d’adaptation.

L’inquiétude vient aussi d’une série d’indicateurs qu’il faut regarder en face. Plus d’un an après l’entrée en vigueur de la loi travail, les accords d’entreprise sur la mise en oeuvre du droit à la déconnexion se comptent sur les doigts d’une main. L’absentéisme et notamment celui des cadres repart à la hausse. Enfin, le Conseil national de l’Ordre des médecins invite dans un livre blanc récent à identifier sans délai les risques de la société numérique tout en soutenant les bénéfices qu’elle peut apporter au service de la personne. Il faut entendre ces messages.

Quel lien faites-vous entre absentéisme et transformation numérique ? 

B. M. : J’analyse cette situation, à la lumière de plusieurs enquêtes, comme le résultat d’une difficulté croissante de nombreux cadres à équilibrer vie privée et vie professionnelle, parfois même aux effets de la montée des situations d’épuisement professionnel. Même si les causes en sont complexes, il est difficile de ne pas faire le lien.

Il faut peut-être du temps pour que les salariés s’emparent de ces questions. Ceci étant, les entreprises ont plutôt fait de nombreux efforts pour la transformation numérique depuis la remise de votre rapport ? 

B. M. : Il y a effectivement une prise de conscience très nette des enjeux. Des investissements importants ont été réalisés ainsi que des évolutions impressionnantes comme la percée de l’IA dans la relation client. Mais nous avions pointé la nécessité d’appréhender avec la même énergie l’impact interne de ces transformations dans l’entreprise, pour limiter les risques de ruptures, notamment en matière de compétences, avec d’un côté ces nouvelles compétences indispensables, vitales pour leur pérennité, telles que la cybersécurité ou le data mining et de l’autre côté l’obsolescence de beaucoup d’entre elles avec des conséquences potentiellement très lourdes en termes d’emplois. Nous avions proposé que les branches professionnelles engagent dans les six mois suivant le rapport une  étude des principaux impacts du numérique sur leur secteur d’activité, de manière à pouvoir orienter les structures de formation mais aussi aider le tissu des PME /TPE à anticiper. Rien n’a  véritablement été engagé à ce stade.

Pourquoi les entreprises ont elles pris autant de retard sur cette dimension selon vous ? 

B. M. : Elles sont comme souvent prises par le court terme, l’urgence. Et l’urgence, l’indispensable, c’est la relation client. Cela signifie qu’elles sont allées très vite, du moins pour beaucoup d’entre elles, dans la numérisation de la relation client, parce que la pression était forte et que les enjeux étaient là. Ajoutez à cela une fonction RH qui n’est pas toujours à l’aise avec les concepts technologiques « big data, Cloud, virtualisation des réseaux » et les adaptations des systèmes d’information qu’appellent cette transformation. Les dirigeants s’appuient donc plus naturellement sur leur DSI que sur leur DRH pour conduire les changements. Or, leur collaboration est la clé d’une transformation interne réussie, tant l’organisation et l’environnement du travail sont impactés. N’oublions pas que pour une part importante des nouveaux emplois, le numérique vient percuter trois des quatre dimensions du contrat de travail : le temps de travail, le lieu de travail et le lien hiérarchique.

Trouvez-vous le nouveau gouvernement trop timide dans ce domaine ? 

B. M. : C’est dans les entreprises que se joue cette transformation et il faut cesser de tout attendre du gouvernement. Ceci étant, ce gouvernement et la ministre du travail en particulier ont engagé de nombreuses réformes structurantes pour l’avenir de notre pays, je pense en particulier à celles de la formation et de l’assurance chômage. Le numérique fait une apparition importante dans la gestion du futur compte personnel de formation, de même que les nouvelles formes d’emplois ont été présentes dans les négociations récentes. C’est une évolution significative. Il faut sans doute aller beaucoup plus loin. Et puis, il y a cette énorme question de la place du numérique dans l’amélioration du fonctionnement quotidien de l’Etat.

Selon vous, ce retard pris dans la transformation numérique du travail, pourrait-il aussi retarder la transformation numérique des entreprises, et devenir finalement un handicap pour la compétitivité des entreprises ? 

B. M. : Oui, je connais bien la scène sociale de notre pays et je vois comment une insuffisante qualification d’une partie des salariés, que l’on n’aura pas formés à temps d’un côté et les pénuries de compétences exigées en urgence de l’autre peuvent conduire à des impasses, qui affecteront la compétitivité de nos entreprises et fragiliseront un marché du travail encore convalescent. Le dernier Mobile World Congress de Barcelone a confirmé que les technologies disruptives, autour de la 5G, de la réalité augmentée, des objets connectés sont maintenant disponibles, que des progrès incroyables ont été réalisés en un an autour du véhicule autonome par exemple.

Faisons un peu de prospective opérationnelle sur ce dernier cas : on constate aujourd’hui une offre de recrutements insatisfaite et très importante de chauffeurs de bus. Mais comment attirer des jeunes dans ce métier exigeant, comment les former sans anticiper, sans avoir de visibilité sur leur métier demain ?

Pardon de me répéter mais sur une transformation aussi importante, aux enjeux aussi lourds. Mais il faut de l’anticipation, une mobilisation des acteurs des filières professionnelles, de l’ensemble des réseaux au service des entreprises et notamment des PME mais aussi de la négociation sociale. Il  s’agit d’une formidable opportunité pour repenser le fonctionnement de nos entreprises souvent cloisonnées, hiérarchisées, basées sur un pilotage fondé sur le contrôle et le reporting. Cela ne peut se faire sans un dialogue approfondi.

Qu’allez-vous faire pour porter votre message ? 

B. M. : J’ai la chance de travailler dans la plus grande entreprise du secteur du numérique de notre pays, présente dans plus d’une centaine de pays. C’est un remarquable poste d’observation. J’ai pu ces dernières années observer et participer comme PDG d’Orange Afrique Moyen Orient à la formidable transformation de ce continent, notamment grâce au numérique après avoir initié la transformation interne du groupe Orange comme DRH.

C’est vrai que je souhaite libérer du temps pour poursuivre la réflexion engagée il y a deux ans autour du rapport remis au ministre du travail. La force de ce rapport était d’avoir convergé entre syndicalistes, représentant du MEDEF et experts du numérique sur plus d’une trentaine de propositions pour préparer notre pays. C’est un actif sur lequel il faut poursuivre.

Vous en avez fini avec vos responsabilités africaines ? 

B. M. : En plein accord avec Stéphane Richard, je vais devenir Président non exécutif et j’aurai à mes côtés un nouveau directeur général Alioune NDIAYE qui était notre CEO au Sénégal. C’est quelque chose qui me tenait à coeur, il faut briser cet autre plafond de verre qui voit trop peu de cadres dirigeants issus des pays d’Afrique accéder aux responsabilités de direction générale de grands groupes internationaux.

Dans quelle mesure les questions évoquées sur travail et numérique concernent l’Afrique ? 

Il est  établi que le continent africain constituera le principal pôle de la croissance mondiale des prochaines années. Ce qui est moins connu c’est que le tiers de cette croissance tient au développement du secteur des nouvelles technologies. Du formidable développement des usages et des services utilisant la technologie mobile, en passant par le domaine de l’énergie ou de l’agriculture, l’Afrique est en train de bénéficier de cette transformation et de compenser grâce à cela son retard en infrastructures.

Face à cette transformation, on retrouve les mêmes enjeux : comment former rapidement les compétences numériques dont le continent a besoin en grand nombre, comment réorienter l’investissement privé comme public, en particulier celui des bailleurs de fonds vers les nouveaux secteurs alors que les responsables continuent trop souvent d’appréhender les enjeux avec le regard traditionnel.

En synthèse, savoir apprécier et mobiliser les opportunités du numérique, en anticiper les conséquences et prévenir les risques associés sont des nécessités qui s’imposent sous toutes les latitudes.

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