L’exécution sonne-t-elle le glas de toute bonne stratégie ?
Étrange terme que celui d’exécution. D’un côté, il signifie « suivre un plan ou effectuer une action », de l’autre, « procéder à une mise à mort ». Quand des leaders « exécutent une stratégie », ils pensent en général au premier sens – mettre une idée en œuvre – alors que, bien trop souvent, leurs efforts finissent par être associés au second sens du mot exécution.
Comment expliquer que l’exécution peut donner la vie ou la mort à votre stratégie ? Ce n’est pas ce que vous pensez. C’est comment vous pensez. En général, les schémas mentaux qui permettent d’élaborer une stratégie ne sont pas les mêmes que ceux sollicités pour sa mise en œuvre. Pour combler le fossé qui sépare la stratégie de l’exécution, les dirigeants doivent commencer par colmater un certain nombre de brèches.
Comprendre les différents schémas mentaux
Tout d’abord, la façon de penser de ceux qui créent la stratégie diffère souvent de la façon de penser de ceux qui l’exécute. Mon analyse des façons de penser des leaders dans les organisations m’a permis de constater que, la plupart du temps, la stratégie est développée par des individus qui ont une vision globale des choses, tandis que la mise en œuvre se voit confiée à ceux qui se concentrent sur les détails. En outre, la stratégie est développée par des individus qui s’intéressent aux idées et aux correspondances entre elles, tandis que la mise en œuvre se voit confiée à ceux qui se préoccupent des procédures et des actions.
Cette différence dans la façon de penser devient problématique quand vient l’heure de mettre la stratégie à exécution. Ceux qui l’ont conçue ont souvent en tête un objectif qui se traduit notamment en termes d’opportunités et de résultats attendus, alors que les responsables de la mise en œuvre s’intéressent à ce qu’il faut faire pour l’atteindre. Quand on leur présente la stratégie, ces derniers commencent tout naturellement par poser des questions à propos des risques et des obstacles. Une réaction instinctive de la part d’esprits habitués à penser aux détails, mais qui, aux yeux des stratèges avec leur vision globale, s’apparente à de la résistance. « Ne voient-ils pas à quel point cette stratégie est brillante ? » Ils se mettent sur la défensive et tentent de briser ces « résistances ». De leur côté, les responsables de la mise en œuvre deviennent suspicieux : « J’essayais juste de mieux comprendre. Pourquoi sont-ils tellement sur la défensive ? »
Dès le départ, la relation est hostile plutôt que collaborative. Et ce n’est pas dû à un problème de stratégie, mais à des façons de penser différentes. Pour y remédier, il faut que les stratèges comprennent que les questions posées par les personnes chargées de l’exécution ne sauraient être les mêmes que celles de leurs homologues stratèges ; qu’elles peuvent tout aussi bien signifier une adhésion qu’une opposition au projet ; et qu’il est nécessaire de faire coexister plusieurs façons de penser pour concrétiser une vision (une vision d’ensemble et des détails, des idées et des actions, des procédures et des mises en relation). Si vous souhaitez changer le comportement d’autres personnes, vous devez d’abord modifier leur manière de réfléchir. Et, sans doute aussi, dans une certaine mesure, vous-même désapprendre un certain nombre de choses.
Entretenir un sentiment d’appartenance
La deuxième brèche résulte du lien existant entre participation et sentiment d’appartenance. Les chercheurs ont ainsi mis en évidence un phénomène baptisé « effet Ikea » qui montre que les individus préfèrent les choses qu’ils ont contribué à créer à celles préassemblées, peu importe que leurs propres créations soient de qualité inférieure. Ce qui vaut pour les meubles vaut aussi pour la stratégie. Trop souvent, les parties prenantes sont tenues à l’écart du processus d’élaboration de la stratégie, de crainte qu’ils le ralentissent ou compromettent la qualité du résultat. C’est une vision court-termiste. En impliquant les parties prenantes plus tôt, se développe un sentiment d’appartenance, ce qui, l’heure de l’exécution venue, permet d’accélérer le mouvement. En outre, il est prouvé que la diversité améliore vraiment la qualité d’une stratégie (lire aussi la chronique : « Créer un avenir partagé dans un monde fracturé grâce à la diversité »). Il est alors beaucoup plus probable que le plan de vol de cette stratégie se déroule comme prévu étant donné que les responsables de sa mise en œuvre ont tout intérêt à le défendre.
Construire un récit stratégique
Quant à la troisième brèche entre la stratégie et l’exécution, il s’agit du dispositif narratif autour de la stratégie. Cette dernière peut être tout à fait sensée, mais ce qui importe pour sa mise en œuvre n’est pas ce qui en est dit, mais ce qui est entendu. Par essence, une stratégie vise à créer quelque chose de nouveau ou à prendre une nouvelle direction. Mais étant donnée la façon dont l’être humain est câblé, il lui est difficile de comprendre ce qui est complètement déconnecté de ce qu’il connaît déjà. Un récit efficace aide les individus à faire fi du passé pour mieux se tourner vers l’avenir. Quand il a annoncé la sortie de l’iPhone, Steve Jobs a ainsi eu l’idée géniale d’expliquer qu’il s’agissait en fait de trois appareils en un : un iPod à écran tactile, un nouveau type de téléphone et un outil de communication relié à Internet. Il a construit une « calèche sans cheval » conceptuelle – un pont entre l’ancien et le nouveau.
L’absence de récit est particulièrement problématique pour la relation entre le marketing et les ventes. Trop souvent, le marketing sort une nouvelle campagne publicitaire, une nouvelle proposition de valeur ou un nouveau message à l’attention de la force de vente avec l’espoir qu’elle se mettra immédiatement à utiliser les nouveaux éléments de langage, presque comme s’il ne s’agissait que de mettre à jour le contenu d’une page Web. Ce comportement est la conséquence des modèles mentaux des ventes et du marketing. Les marketeurs voient le monde en termes de campagnes, de messages, de canaux et d’audiences. Les vendeurs le voient en termes de prospects, de produits, d’offres et d’opportunités. Pour un marketeur, les ventes sont un canal leur permettant de toucher leur audience. Sauf que les vendeurs ne veulent pas être considérés comme des canaux, mais comme des clients (lire aussi l’article : « Comment vraiment motiver les commerciaux »).
C’est là que l’effet Ikea peut se révéler particulièrement utile. Trop souvent, les vendeurs ne sont pas impliqués dans les discussions marketing concernant les messages et les stratégies d’amélioration de l’efficacité commerciale. Lorsque j’anime des ateliers avec les équipes marketing et dirigeantes afin de concevoir un récit autour de la stratégie, on me demande fréquemment s’il faut y convier les ventes. La question en elle-même est symptomatique du schéma mental en jeu. Immanquablement, les contributions des responsables des ventes se révèlent essentielles à la discussion. Sans compter que la diffusion du discours à tenir sur le terrain se passe beaucoup plus en douceur, d’une part en raison du sentiment d’appartenance des responsables des ventes vis-à-vis du dispositif et, d’autre part, parce que la stratégie est formulée d’une manière qui permet à la force de vente de mieux la comprendre.
Choisir les bons indicateurs
La quatrième brèche entre la stratégie et l’exécution est liée aux évaluations et aux indicateurs. Ceci reflète, une fois encore, les schémas mentaux en jeu. Certes, on ne mesure que ce que l’on peut voir, mais ce sont nos schémas mentaux qui déterminent ce qui est visible et ce qui ne l’est pas. Force est de constater qu’en ce qui concerne l’élaboration des stratégies, l’évaluation des résultats est toujours envisagée après coup, l’idée étant que les critères financiers comme les coûts et le chiffre d’affaires sont des indicateurs suffisants pour juger des progrès accomplis. Comme si un entraîneur se limitait à enregistrer les scores affichés au tableau. Pour déterminer dans quelle mesure votre plan d’action est correctement exécuté, vos indicateurs doivent permettre à tous vos joueurs de s’organiser. Par exemple, si vous êtes coach de basketball, vos indicateurs pourraient être le nombre de rebonds, de ballons perdus ou de passes décisives. Si vous êtes responsable du lancement d’un nouveau produit, ils pourraient être le nombre d’inscrits à une offre d’essai gratuit, les précommandes ou les avis sur le produit.
Le décalage entre les indicateurs et la stratégie est courant au sein de nombreuses sociétés qui ont entrepris leur transformation digitale. Leurs stratégies visent à créer des effets de réseau avec la mise en place de business models fondés sur des plateformes ou à exploiter de nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle ou l’Internet des objets. Ces entreprises s’attendent à une exécution exponentielle, mais leurs schémas mentaux – et donc leurs indicateurs – sont toujours incrémentaux. A l’aube d’une innovation disruptive, ce qu’il faut mesurer, ce n’est plus le retour sur investissement.
Ainsi, dès le départ, Amazon s’est concentrée sur le nombre de commentaires par produit, de vendeurs affiliés inscrits sur sa plateforme et de clients abonnés au programme Prime, laissant les autres commerçants continuer à suivre les chiffres des ventes annuels par boutique et à traiter leurs ventes en ligne comme celles d’un simple « magasin digital ». Leur modèle mental leur dictait les indicateurs à suivre qui, à leur tour, altéraient leur comportement.
Concentrez-vous plutôt sur la mesure de votre capacité d’apprentissage et sur la création d’effets de réseau. Combien d’expériences êtes-vous capable de mener par semaine ou même par jour ? Dans quelle mesure êtes-vous capable de mettre en lien différents types de capital dans votre entreprise ? À quelle vitesse votre écosystème croît-il ? Avec quelle facilité vos salariés peuvent-ils partager des données au sein de l’organisation ? Autant d’indicateurs qui vous permettront de bien mieux mesurer à quel point l’exécution est fidèle à votre stratégie de disruption numérique.
Rien ne dit que l’exécution d’une bonne stratégie doive être synonyme de mise à mort. Lors de l’élaboration de votre stratégie, prenez en compte les façons de penser et les schémas mentaux des individus qui vont être responsables de sa mise en œuvre. Impliquez-les de manière à ce qu’ils développent leur sentiment d’appartenance et puisez dans l’intelligence collective. Composez un récit qui fasse le pont entre le passé et l’avenir. Enfin, concevez des indicateurs qui attirent l’attention sur ce qui va permettre à cette stratégie d’être couronnée de succès – et qui poussent à agir dans ce sens.
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