Comment transformer les grandes entreprises en s’inspirant des entrepreneurs.

l ne suffit pas de décréter que l’on va opérer une transformation pour que celle-ci se produise. Pour y parvenir, les organisations doivent d’abord se libérer de certains modèles de pensée.

En 1934, un De Gaulle visionnaire expliquait comment l’emploi massif des chars en temps de guerre pouvait donner un avantage décisif. Les chars étaient connus depuis la Première Guerre mondiale, mais ils étaient seulement utilisés en renfort de l’infanterie. De Gaulle proposait de revoir complètement cette conception et de les placer au centre de l’effort militaire. Il ne fut pas écouté, sauf par le général allemand Guderian qui mit cette idée en pratique avec succès quelques années plus tard… contre la France.

Il en va de même pour la transformation des organisations : l’importance d’intégrer des entrepreneurs est reconnue depuis longtemps et les organisations ont fait des efforts en ce sens, mais seulement dans le but de devenir plus entrepreneuriales. C’est cette conception qu’il faut revoir : les entrepreneurs ne doivent pas venir en renfort du management existant, mais contribuer à le transformer par leurs principes d’action ainsi que leur posture générale.

Le défi de la transformation

Face aux nombreuses ruptures de leur environnement, la plupart des grandes entreprises n’ont pas d’autre choix que de se transformer en profondeur. Et pourtant les résultats des programmes de transformation, lancés depuis une dizaine d’années, sont décevants.

Les raisons sont nombreuses mais tiennent principalement à la logique qui sous-tend ces programmes. Ceux-ci butent en effet sur une contradiction : d’une part, la transformation est rendue nécessaire par l’avènement d’une société plus entrepreneuriale dans laquelle la réussite et la performance futures reposeront sur la créativité et l’autonomie. Mais d’autre part, ils restent piégés dans des modèles mentaux anciens : un but fixé par la direction générale, un plan d’exécution, une méthode… Des notions bien éloignées du monde entrepreneurial. C’est donc la façon même de se transformer qu’il faut changer.

Des individus normaux appliquant des principes simples

Il y a vingt ans, Saras Sarasvathy, une chercheuse américaine d’origine indienne, mettait en valeur comment les entrepreneurs créent de nouveaux produits, de nouveaux marchés et de nouvelles organisations. Ceux-ci ne sont pas nécessairement des super héros visionnaires disposant de ressources importantes mais des individus normaux appliquant quelques principes simples, qu’elle a regroupés sous le nom d’effectuation :

1- Démarrer avec ce qu’on a sous la main, pas ce qu’on aimerait avoir ;

2- Raisonner en termes de pertes acceptables, pas de retour attendu ;

3- Progresser en s’associant avec d’autres parties prenantes ;

4- Tirer parti des surprises plutôt que d’essayer de les éviter ;

5- Voir le monde comme on aimerait qu’il soit pour le transformer à cet effet.

Durant des années, nous avons enseigné ces principes aux entreprises pour les amener à être plus entrepreneuriales car, comme beaucoup, nous pensions que la solution aux défis des ruptures, c’était de penser comme les entrepreneurs en adoptant leurs modèles mentaux. L’expérience nous a toutefois montré que si c’était bien sûr utile pour devenir plus innovant, cela ne résolvait pas le problème de la transformation.

Nous avons donc repris la question en repartant d’un constat : les entrepreneurs transforment le monde car ils le perçoivent autrement. Ils questionnent les croyances qui semblent si évidentes. De la même façon, la transformation de l’organisation passe elle aussi par une redéfinition de sa façon de voir le monde, et de ses modèles mentaux. Ce n’est pas facile car ils sont constitutifs de son identité. Il est donc essentiel d’ancrer cette redéfinition dans une pratique managériale.

Nous nous sommes progressivement rendus compte que les principes de l’effectuation peuvent fournir cet ancrage : s’ils permettent aux entrepreneurs de transformer le monde, pourquoi ne feraient pas de même avec les organisations ? Il suffit, pour cela, d’adapter les principes de l’effectuation à la problématique de la transformation, pour donner au « leader effectual » une base d’action.

1- Démarrer avec ce qu’on a : alors que les programmes de transformation se focalisent assez logiquement sur le but à atteindre, le « leader effectual » commence là où il est, en s’appuyant sur l’organisation et son identité. Il s’inclut donc dans la problématique et ne se contente pas d’attendre que l’initiative vienne d’ailleurs, et encore moins d’en haut. Impact : libérer les possibles.

2- Agir en raisonnant en pertes acceptables : les programmes de transformation veulent faire tout, tout de suite. En matière de changement comme en matière d’entrepreneuriat, il faut souvent commencer petit pour pouvoir voir plus grand par la suite. Agir ainsi, c’est réduire les risques et se donner plus de chances de réussir. Impact : progresser dès le premier pas.

3- Obtenir des engagements des parties prenantes : la plupart des procédures imposées aux collaborateurs ne tiennent pas compte d’une réalité importante de l’organisation : elle est avant tout une construction sociale. De même que les entrepreneurs créent des marchés en convainquant un nombre croissant de parties prenantes de s’engager dans leur projet, de même le « leader effectual » transforme l’organisation de l’intérieur, une partie prenante à la fois. Impact : créer une dynamique collective.

4- Tirer parti des surprises : le « leader effectual » saisit l’instant inattendu – une remarque d’un collaborateur, un échec ou une décision – pour questionner les croyances sur lequel il se repose. Ce questionnement peut alors amener à reconsidérer ces croyances et envisager une alternative plus pertinente. Impact : quitter le plan désincarné et entrer pleinement dans la vie de l’organisation.

5- Créer le contexte : loin d’imposer un changement venu d’en haut où tout est pensé à l’avance, le « leader effectual » crée un contexte dans lequel les principes sont mis en œuvre quotidiennement. Impact : retrouver un vrai pouvoir d’influence.

La vertu première de ces principes est qu’ils ne constituent en rien « une méthode de plus », au contraire. Comme l’effectuation dont ils s’inspirent, ils formalisent une pratique, une forme de discipline quotidienne qui a pour effet que de petits efforts constants conduisent à de grands résultats. Plus important encore, ils ne s’opposent pas à d’autres méthodes ou approches qui peuvent être utilisées par ailleurs.

« La méthode c’est vous ; et le plan, c’est l’action »

Autre atout, parce que ce sont des principes, ils sont enseignables et applicables par tous, dans tous les domaines et en toutes circonstances. La transformation ne dépend plus ni de la hiérarchie, ni de quelque super héros ; elle naît et se développe n’importe où dans l’organisation. Elle ne résulte pas d’un big bang déstabilisateur et stressant pour les collaborateurs, et surtout risqué pour l’organisation. Au contraire. En disant en substance à tous les acteurs de l’entreprise : « La méthode c’est vous ; et le plan, c’est l’action », elle remet la balle dans leur camp et leur fournit des principes concrets d’action. Elle leur permet dès lors de s’approprier la transformation, seule condition de sa réussite. Et elle est redoutablement efficace car c’est souvent ainsi que les dirigeants prennent conscience qu’ils sont « piégés » depuis des années, subissant les mêmes écueils, et que ces principes pourraient les libérer pour agir.

L’enjeu est important. Si beaucoup aujourd’hui tirent un trait sur la grande entreprise et appellent de leurs vœux une société d’entrepreneurs indépendants, la réalité est que, pour longtemps encore, les grandes structures seront celles qui créent de la richesse et des emplois. Disposer de principes concrets et actionnables par tous, pour repenser le management et sortir de l’impasse, se transformer et s’adapter au nouvel environnement économique, est devenu une condition de survie.

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